Complotisme et culture pop #5 : La Légende des 5 Anneaux

Dans les univers de fiction, les complots sont innombrables. Ils créent un méchant insidieux et terrible, très bien organisé et insaisissable. Mais l'exemple suivant va nous montrer que plus un complot est bien organisé, moins il est crédible. 

La Légende des 5 Anneaux ou Legend of the Five Rings en VO (L5R) est un jeu de cartes et un jeu de rôle se déroulant dans l'Empire de Rokugan, un Japon médiéval d'heroic-fantasy où s'affrontent des samouraïs.
Pour comprendre la place du complot dans cet univers, une présentation est nécessaire. 

Au début des temps, les Dieux ont chuté sur terre. Chacun a créé un clan à son image, représenté par un symbole animal : le clan du Lion possède la plus grande armée de l'Empire ; le clan de la Grue est composé de courtisans raffinés et de duellistes d'élites ; le clan du Phénix a les meilleurs magiciens ; le clan du Scorpion mène sans cesse intrigues et assassinats etc. 
Au-dessus d'eux, assis sur le Trône d'Émeraude, l'Empereur, descendant de l'aîné des Dieux, est considéré lui-même comme un dieu sur terre. Il est chargé de maintenir l'Ordre Céleste, une hiérarchie sociale immuable : les samouraïs dirigent la société, le peuple travaille et les etas sont le sous-peuple voué aux tâches tenues pour ignobles (travailler le cuir, nettoyer les ordures, enterrer les morts...). Ainsi, un samouraï a le droit de mettre à mort un eta sans justification, car un eta est à peine considéré comme humain. 

L'Ordre Céleste suppose que la société ne change jamais d'un iota. Aucun progrès social ni technologique n'est accepté. Et de fait, en 1000 ans, Rokugan évolue peu. Mais une prophétie annonce qu'au bout de ces mille ans, le dernier des Empereurs chuterait et avec lui l'Ordre Céleste. Cet événement est appelé le Jour des Tonnerres, car les champions de chaque clan, les Tonnerres, s'assemblent alors pour combattre le dieu démoniaque qui a pris possession de l'Empereur. A la suite de ce combat, le Dieu du mal est abattu et la lignée impériale perd le pouvoir. L'Empereur qui monte alors sur le trône, Toturi, est un rônin, un samouraï déchu du clan du Lion. 
Pour la première fois de l'histoire de Rokugan, ce n'est donc plus un descendant direct des dieux mais un homme qui s'assoit sur le trône d'Émeraude. 

/!\ Avertissement : la suite de l'article contient des spoilers cruciaux sur l'univers. /!\

Or, disséminés dans les divers livres du jeu de rôle, se trouvent des informations sur une conspiration extrêmement secrète, qui œuvre pour renverser l'Ordre Céleste. Cette conspiration, appelée le Kolat, a été fomentée dès la fondation de l'Empire. Elle regroupe des humains qui considèrent que les Dieux et leurs descendants sont des usurpateurs et des tyrans. Ils se battent donc pour mettre à bas la caste des samouraï honnie. 
Le Kolat recrute ses agents dans toutes les couches de la société, du plus noble courtisan de la Cité Interdite au dernier des fossoyeurs d'un village reculé.

Or, si le Kolat hait les samouraïs et leur système injuste, il utilise en fait des méthodes aussi cruelles, voire pire que les leurs. Enlèvements, chantages, tortures, assassinats, lavages de cerveau : tous les moyens sont bons pour le Kolat, puisque la fin est considérée comme juste. 

« Je suis un conspirateur à l'air insidieux et je vous surveille du coin de l'oeil... »

L'idée de base d'une conspiration contre les samouraïs est intéressante, et permet de créer des méchants et des traîtres indispensables dans toute épopée. Mais pour que le Kolat soit un adversaire à la hauteur, les concepteurs du jeu ont été obligés de le rendre totalement invraisemblable. 

Ainsi, on apprend au détour d'un supplément que c'est le Kolat qui a assassiné le fils d'un des Dieux, Osano-Wo, incarnation du tonnerre et considéré comme le protecteur des samouraïs. Un simple assassin a réussi à poignarder dans le dos un demi-dieu, rien que ça ! 
A la fin de la timeline, le Kolat agit aussi en sous-main en vue du jour des Tonnerres. Il s'arrange d'abord pour que le général Toturi soit déchu au rang de rônin, puis pour qu'il se révolte, monte une armée et prenne ensuite le trône d'Émeraude. Ce qui demande non seulement des moyens absolument énorme, mais surtout, une maîtrise sur les événements qui est proprement surhumaine. Qui peut contrôler à ce point les évènements et les hasards de circonstances ? Des dieux peut-être ; mais justement, le Kolat n'est composé que d'hommes. C'est un peu comme si une conspiration aujourd'hui avait monté de toute pièce les Gilets Jaunes et tout manigancé pour qu'Eric Drouet prenne bientôt la place de Macron... C'est trop gros. 

« Amenez-moi la tête d'Alain Soral ou je vous découpe COMME DES SUSHIS ! - Oui, maîîîîîtreeee... »

Qui plus est, on peut noter que la chute de l'Empereur était annoncée par une prophétie divine. Donc le Kolat, qui combat les dieux, a en fait accompli ce que les dieux ont prévu... Mais passons sur cela. Passons aussi sur le fait que pendant mille ans, le Kolat n'a jamais été découvert par les espions de l'Empereur. Là encore, pour la vraisemblance, on repassera. Comment une conspiration peut-elle n'être jamais découverte ? C'est soit qu'elle est très très très secrète, soit qu'elle ne fait pas grand'chose de remarquable... 

Or, résumons l'oeuvre du Kolat : assassinat d'un demi-dieu au début de l'Empire, et mille ans plus tard, manipulations pour faire déchoir l'Empereur. Et entre les deux ? Hé bien, pas grand-chose. Le Kolat, en mille ans d'existence, n'a quasiment rien fait. Il n'a pas changé le cours des événements, il n'a pas fait trembler l'Empereur, il n'a pas fait évoluer la société. Une petite exception : au cinquième siècle, la caste commerçante s'est fortement développée et a diffusé l'utilisation de la monnaie, alors que les samouraïs méprisent traditionnellement le travail et l'argent. Le Kolat semble avoir aidé à cet essor de la classe marchande, mais sans avoir non plus un rôle décisif. Cela se serait fait sans eux, de toute façon. Reste seulement le rapprochement avec l'imagerie antisémite traditionnelle du Juif qui pèse ses deniers de Judas, et qui subvertit l'ordre militaire et théocratique : comprendre l'Empire de Rokugan... 
 

Mille ans à comploter et pour résultat, quelques manigances, quelques assassinats, quelques enlèvements, qui ne se distinguent pas des basses pratiques ordinaires des clans de samouraïs. Le Kolat est censé agir très lentement, à très long terme, comme un joueur de go qui déplacerait tout doucement ses pions pour encercler l'adversaire à la fin. Mais le moins qu'on puisse dire est qu'il n'a guère influencé le cours de la partie. Pas plus que d'autres acteurs historiques, disons, qui n'étaient pas aussi acharnés ni organisés. 

Car outre qu'il est organisé à la perfection, le Kolat dispose de deux technologies redoutables. Ils sont capables de conditionner un individu pour en faire un agent dormant inconscient, qui sera réveillé par un simple mot de passe et exécutera un ordre quel qu'il soit (voler, tuer, se suicider...). Et surtout, dans le temple secret de la conspiration, les grands maîtres utilisent l'Oeil de l'Oni (oni = démon), un énorme diamant mystique permettant de voir n'importe où dans l'Empire ! Et en haute-définition ! 
Enfin, l'Oeil de l'Oni secrète des « larmes » qui sont des éclats que les agents portent sur eux et qui leur permettent de communiquer avec les grands maîtres. De vrais téléphones portables ! Le Kolat dispose donc, dans une société médiévale, d'un système de surveillance et de communication dont même la NSA aujourd'hui ne peut pas rêver ! 
Et avec tout cela, ils ne parviennent pas à prendre le pouvoir... Mais c'est sans doute parce que, comme on l'apprend, se servir de l'Oeil de l'Oni est une drogue : l'individu qui le contemple trop longtemps finit par ne plus en décrocher et peut mourir de faim. Ah, l'addiction aux réseaux, on sait ce que c'est !... 

Cependant, L5R n'est pas un univers complotiste. Le Kolat n'est qu'un des méchants possibles, et on peut jouer dans cet univers sans du tout le faire intervenir. L5R est un univers très riche et qui permet des parties absolument géniales. Il existe peu de jeux de rôles de cette qualité, où l'on peut jouer des intrigues politiques, de l'horreur, de la romance, des batailles épiques, des voyages extraordinaires, des conflits pour l'honneur etc.
Mais le Kolat, tout séduisant qu'il soit au premier abord, constitue un point faible de cet univers. Si les concepteurs avaient fait du Kolat un complot apparaissant vers la fin de la storyline, il aurait été plus crédible, mais moins redoutable, car quel mérite de comploter pour renverser une lignée impériale qui est déjà sur la fin ? Et si le Kolat avait été un complot tout-puissant, il aurait pris le pouvoir bien avant mille ans. Dans les deux cas, ils ne seraient pas restés une conspiration si longtemps. Pour rendre ces conspirateurs terribles, il les ont rendus invraisemblables. Car dans un univers de fantasy, on peut croire que les magiciens lancent des boules de feux ou qu'un dieu du mal lève une armée de morts-vivants ; mais pas que des conspirateurs ne fassent quasiment rien.

Et cela nous montre bien à quel point il est impossible de concevoir un complot millénaire ou pluri-millénaire. De même, si dans la réalité les Juifs complotent depuis trois mille ans pour prendre le pouvoir, c'est soit qu'ils sont de sacrés bras cassés en matière de complot, soit qu'ils sont très patients. Rien qu'en dix ans, un complot tout-puissant pourrait remodeler la société à sa guise -puisqu'il serait tout-puissant. Alors en un millénaire ou plus ! 
L'idée d'un complot total, en plus d'être invraisemblable, est donc incohérente et pour cette raison, elle est ridicule. 

« Viens bosser pour le Kolat ! Allez, mais viens donc !... »